Le Conseil National des Barreaux réuni le 27 juin dernier à PARIS, a adopté la résolution suivante :
« Après avoir entendu la garde des Sceaux, ministre de la justice, s’exprimer sur la réforme de l’aide juridictionnelle et de son financement et n’apporter aucune réponse satisfaisante aux préoccupations depuis longtemps exprimées par la profession en vue de réformer ce système.
Rappelle que le déficit d’indemnisation des avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle traduit l’incapacité des pouvoirs publics à garantir l’égal accès de tous au droit et à la justice.
Considère que la solidarité de la profession, déjà largement sollicitée, n’a pas à être encore appelée à se substituer aux carences de la solidarité nationale.
Constate que le gouvernement refuse ainsi de prendre la mesure de la gravité de la situation, préférant s’accommoder d’un système exsangue alors que l’accès au droit et à la justice pour tous constitue une exigence démocratique.
Dans ces conditions, le Conseil National des Barreaux, représentant la profession auprès des pouvoirs publics, appelle l’ensemble des barreaux et des avocats de France :
– à interrompre le lundi 7 juillet 2014 toutes les activités professionnelles,
– à participer à la grande manifestation nationale organisée ce même 7 juillet à Paris (rassemblement à 14h en robe) ».
Après les grèves des 5 juin et 26 juin 2014, la Profession d’Avocat se mobilise de nouveau face aux inquiétudes suscitées par la réforme de l’aide juridictionnelle.
La manifestation de ce jour fait suite à l’intervention de Madame le Garde des Sceaux lors de l’assemblée générale de la Conférence des Bâtonniers le 27 juin dernier.
Répondant à l’invitation des représentants de la Profession, Christiane TAUBIRA a réaffirmé sa volonté de rechercher des solutions afin de réformer l’aide juridictionnelle et son financement.
Elle constate comme tous les professionnels du droit que « cet instrument de solidarité est à bout de souffle ».
Elle considère que les conditions d’admissibilité de l’aide juridictionnelle doivent été remises en cause et que le montant de l’unité de valeur inchangé depuis 2007 doit être revalorisé.
Mais pourtant, la cohérence de son propos s’arrête là.
En effet, Madame le Garde des Sceaux n’est pas en mesure de présenter un plan de sauvegarde du système en place, ni même de proposer un projet de réforme globale de l’aide juridictionnelle.
Et c’est bien dans cette absence de perspectives que le bât blesse.
Pour bien comprendre le désaccord qui existe à l’heure actuelle entre les barreaux français et la Chancellerie, il faut revenir aux origines du conflit.
De la concertation à l’arbitraire:
Le système actuel de l’aide juridictionnelle repose sur le principe de la solidarité et nécessite un budget que l’État peine, par la force des circonstances, a trouvé.
L’article 54 de la Loi n°2011-900 du 29 juillet 2011 avait institué un droit de timbre de 35 euros à la charge des justiciables afin de pourvoir au financement de ce régime.
Mais depuis le 1er janvier 2014, cette contribution pour l’aide juridique a disparu, supprimée par l’article 128 de la Loi n°2013-1278 du 29 décembre 2013.
Aucune mesure de remplacement n’ayant été prévue pour pallier la disparition du timbre fiscal, le système de l’Aide Juridictionnelle est alors passé de précaire à périlleux.
Ce manque de prévoyance a suffit à franchir le pas entre l’urgence et l’extrême urgence.
C’est en l’état de cette perte de moyens que les professionnels du droit ont été interrogés chacun à leur tour pour présenter les solutions qu’ils préconisaient afin d’assurer la survie de l’aide juridictionnelle.
Le Rapport de Modernisation de l’action publique publié en novembre 2013 reprend l’ensemble des discussions et en tire une synthèse complète des pistes de diversification du financement alors évoquées :
« – Une majoration légère des droits de mutation dus par les ménages et entreprises lors d’actes occasionnels officiellement enregistrés (rapports Arnaud/Beleval 2009 et AN2011). Les avocats privilégient cette voie (CNB 2012/2013). Les autres professions représentées au Haut Conseil des Professions du Droit la préconisent aussi mais au sein d’un éventail incluant d’autres financements. Le ministère du budget ne souhaite pas majorer un type de droit inclus dans l’énumération des « prélèvements obligatoires » et afférent notamment au marché de l’immobilier. La ministre de la justice a quant à elle indiqué les 17 juin et 23 juillet 2013 qu’elle ne suivrait pas cette formule.
– Une taxation spécifique et limitée du chiffre d’affaires des professionnels du droit (rapport Darrois 2009). Cette voie rencontre une réserve (rapport Arnaud/Beleval 2009) voire une opposition marquée de la part des professions et notamment des avocats, qui évoquent une « double peine » vu la rétribution modeste des missions d’AJ, les contraintes économiques des cabinets soumis à la concurrence, le décalage entre un chiffre d’affaires et le résultat final d’un cabinet. Le ministère du budget ainsi que la ministre de la justice privilégient cependant à ce stade cette piste, au regard notamment de la solidarité qu’elle manifesterait entre toutes les professions du droit et entre professionnels selon qu’ils accomplissent ou pas des missions d’AJ.
– Une contribution particulière des avocats ne contribuant pas (ou contribuant peu) aux missions d’AJ (rapport Sénat 2007). Cette voie est rapprochée par les avocats de la voie précédente et donc traitée avec réserve. Cependant elle s’en distingue fondamentalement: car elle repose sur l’idée traditionnelle d’une sorte de devoir moral des avocats à contribuer à l’aide juridictionnelle et sur l’observation que plus de la moitié d’entre eux ne conduisent pourtant pas de mission à ce titre ; car elle ne propose pas de taxer une assiette donnée (chiffre d’affaires, BNC ou autre) mais de calculer un niveau spécifique de contribution à partir d’un « juste » niveau de rétribution des missions d’AJ, d’une part, du degré de participation effective de chacun à ces missions d’autre part. En tout état de cause le CNB réfute l’idée d’un devoir moral des avocats qui « ne trouve plus sa place au 21ème siècle, les avocats ne vivant plus de leurs rentes mais de leur travail » et ajoute que par ailleurs les produits financiers des CARPA sont localement insuffisants pour couvrir les charges générées par la gestion des dotations (CNB – 26 octobre 2013).
– Une majoration limitée de la taxe spéciale sur les conventions d’assurance de protection juridique (rapport Arnaud/ Beleval 2009). Cette voie est proposée (au sein d’un éventail) par le Haut Conseil des Professions du Droit. Elle repose sur l’idée que tout contrat porte en germe un conflit. Le ministère du budget ne souhaite pas majorer ce droit inclus dans l’énumération des « prélèvements obligatoires » et impactant l’activité d’assurance. Par ailleurs cette voie est présentée comme pouvant paradoxalement nuire à l’assurance de protection juridique encore en développement et en principe prioritaire sur le droit à l’aide juridictionnelle. Cependant l’APJ est présentée comme surtout concernée par des contentieux qui ne recoupent pas le public de l’AJ, ce qui réduit le paradoxe. Elle devrait être approfondie au regard de données précises sur le rapport primes reçues au titre de l’APJ / sinistres indemnisés à ce titre.
– Une extension du principe de mise des frais à la charge de celui qui perd son procès ou est condamné, avec notamment l’institution au civil d’un droit fixe de procédure comparable à ce qui existe au pénal. Initiée lors des travaux MAP par un représentant du CNB, cette voie peut se voir objecter le risque de limiter de fait l’accès à la justice par crainte de la charge si l’on perd. Pour certains en outre, la théorie du droit admet que l’issue d’un procès peut ne pas régler fondamentalement le partage des torts. Cependant cette voie a reçu un accueil favorable ou ouvert de tous les interlocuteurs professionnels, avocats ou magistrats, rencontrés lors des travaux MAP. Elle devrait donc être approfondie.
– Un timbre sur la copie exécutoire délivrée à l’issue du jugement. Cette voie est suggérée (au sein d’un éventail) par le Haut Conseil des Professions du Droit. Elle pourrait se voir opposer un parallèle avec la CPAJ instaurée en 2011 au stade de la formation d’une instance civile. Cependant une différence notable serait que le gagnant serait en fait seul concerné et par ailleurs bénéficiaire du jugement ».
Mais là où le dialogue devait prévaloir, c’est la force que Madame le Ministre de la Justice a préféré.
Elle a entrepris d’imposer la taxation du chiffre d’affaires des Cabinets d’Avocats et des professionnels du droit au mépris du principe de solidarité.
Du pragmatisme à l’inconsidéré :
Face à cette situation, comment les Avocats pourraient-ils demeurer dans « une relation de confiance » avec leur Ministre ?
Tous ceux qui contribuent à l’effort d’accès au droit, restent dans l’incompréhension d’être prochainement contraints de financer l’aide juridique.
Il convient de rappeler que l’aide juridictionnelle n’a cessé de rassembler de plus en plus de bénéficiaires et de voir son budget annuel augmenter depuis l’entrée en vigueur de la Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Ainsi les chiffres clés de la justice permettent de dresser le tableau suivant sur les 5 dernières années :
Années Justiciables admis à l’aide juridictionnelle: Augmentation 3,3 %
2008 : 886 337 personnes
2009 : 901 630 personnes
2010 : 912 191 personnes
2011 : 882 607 personnes
2012 : 915 563 personnes
Budget de l’aide Juridictionnelle : Augmentation 14,60 %
2008 : 306 760 000 euros
2009 : 308 400 000 euros
2010 : 321 200 000 euros
2011 : 351 100 000 euros
2012 :s 351 700 000 euros
L’aide juridictionnelle est un indicateur incontestable de l’évolution de l’économie de la société et des conditions de vie des justiciables.
Notre Profession défend avec ferveur le principe essentiel d’accès au droit et la liberté fondamentale d’ester en justice.
En cela, il n’y a pas de devoir moral mais une fidélité à notre serment.
C’est pourquoi depuis 1991, les Barreaux se sont attachés à garantir l’intervention d’avocats à l’aide juridictionnelle, à assurer les commissions d’office et à organiser les permanences dans les contentieux de l’urgence.
Chacune de nos missions dans ce cadre ressort d’une volonté d’une justice efficiente et effective pour tous.
En contrepartie de nos diligences, nous ne sommes pas rémunérés par les clients sur la base de nos honoraires mais indemnisés par l’État selon des barèmes limités.
Pour information, l’Inspection Générale des Services Judiciaires a édité un tableau des rétributions des avocats applicables à certaines procédures.
Le caractère forfaitaire de cette indemnisation exclut la prise en compte de la complexité du dossier, du temps passé, des frais exposés par l’avocat, de sa notoriété et de ses diligences.
Aussi, la taxation des Cabinets d’Avocats reviendra à financer nous-mêmes la rétribution qui nous indemnise lorsque nous prêtons notre concours aux bénéficiaires de l’aide juridictionnelle.
Cet instrument de solidarité sera alors soutenu par les 56 176 auxiliaires de justice de FRANCE .
Pour l’heure, le Ministre écarte toutes taxes impactant l’activité des organismes d’assurance – dont le chiffre d’affaires s’élève en 2013 pour la FRANCE à plus de 189 milliard d’euros – auprès desquels sont souscrits des contrats d’assurance de protection juridique.
Le caractère subsidiaire de l’aide juridictionnelle serait pourtant renforcé par cette contribution des assureurs.
Mais les idées reçues sur les robes noires et leur train de vie de berline de luxe en quotidien de notable semblent bien avoir la peau dure.
Elles laissent assurément présumer de nos capacités contributives.
Dans ma réalité, de prétoires en dossiers, de visages en rencontres,
Avocat est une fonction, celle d’auxiliaire de Justice qui fait de nous un acteur essentiel du système judiciaire et un gardien des libertés publiques,
Avocat est un exercice, celui d’une profession libérale réglementée qui inscrit notre mission de conseil dans une déontologie et un contrôle de nos obligations,
Avocat est une activité, celle d’un métier du droit qui nous permet de gagner notre vie et de satisfaire aux charges professionnelles.
L’idée que je me fais du financement de l’aide juridictionnelle par la taxation des cabinets d’avocats, et de son opportunité ne passent pas par mes mots.
Ceux d’un autre raisonnent bien plus quant à la fin et aux moyens d’une telle mesure :
« Et il s’est toujours trouvé des gens pour prétendre que la fin justifie les moyens, que les moyens, au fond, sont sans importance, l’essentiel étant d’atteindre le but fixé.
C’est pourquoi, disent-ils, si vous cherchez à bâtir une société juste, l’important est d’aboutir, et les moyens n’importent guère. Choisissez n’importe quel moyen pourvu que vous atteignez votre but ; ils peuvent être violents, ils peuvent être malhonnêtes, ils peuvent même être injustes. Qu’importe, si le but est juste ! Oui, tout au long de l’histoire, il s’est trouvé des gens pour argumenter ainsi. Mais nous n’aurons pas la paix dans le monde avant que les hommes aient partout reconnu que la fin ne peut être dissociée des moyens, parce que les moyens représentent l’idéal qui se forme, et la fin l’idéal qui s’accomplit. En définitive, on ne peut atteindre des buts justes par des moyens mauvais, parce que les moyens représentent la semence, et la fin représente l’arbre ».
Martin Luther King